Publié le : 27 juillet 20207 mins de lecture

Le pouvoir de montrer — fût-ce l’incertitude — demeure le principal atout de la peinture. Mais pas uniquement. Moins tapageuse que les précédentes, la lignée des peintres introspectifs semblait ainsi, à la fin du siècle, l’une des plus aptes à enrichir encore le champ pictural. En refermant l’art sur le corps, la création peut prétendre échapper à la nécessité sociale, décliner au plus loin de tout système un état d’être singulier. 

La peinture comme indicateur cognitif, en quelque sorte. Du statut de fenêtre ouverte où le monde visible, pris au piège de la représentation, vient se donner en spectacle, le tableau évolue vers celui d’espace obsessionnel pour la quête de soi. Statut n’induisant en rien, soit dit en passant, de sacrifier à l’expressionnisme figuratif. A l’inverse de l’idée qu’en forment les tenants de l’expressionnisme, le tableau n’est pas devenu de manière exclusive l’espace goyesque des turpitudes humaines, cette décharge privée où la conscience malheureuse se répand à pleins seaux. Là-dessus, le brio de quelques peintres retardataires (Helmut Middendorf et ses violences colorées, Paul Reyberolle et ses figures cauchemardesques), émules tardifs du Caravage et de Munch, ne saurait justifier une telle mise en figure du drame. Car le tableau peut plus, et plus subtil.

Largement pratiquée à la fin du XXe siècle, la peinture de démarche peut apparaître comme une alternative crédible à l’ascétisme laconique des quêtes néoconceptuelles comme aux débordements expressionnistes. Selon la formule canonique, on y reproduit moins le visible qu’on ne s’essaie à rendre visible ce qui, contenu en deçà du visuel, n’avait pu être montré jusqu’alors : forces profondes, comme le disait Paul Klee, mouvements de l’inconscient, formes fantasmatiques émanant du rêve éveillé… Réglant leur art, à l’instar de Klee, sur la “marche à la forme”, les peintres d’introspection sont d’emblée protégés des chausse-trappes auxquelles s’exposent figuratifs ou expressionnistes. La relation au visible n’est pas leur affaire, pas plus que ne leur importe la capacité de la figure à pouvoir ou non incarner l’“étant” heideggérien. Leur pratique, de surcroît, se révèle inachevable. En ce qu’elle fait du tableau non le territoire d’accueil d’une image codée mais le révélateur de l’être, elle se découvre ainsi reconduite aussi longtemps que s’exprime l’être vital. Du point de vue technique — sans que l’on s’en étonne —, l’art de démarche induit fréquemment la pratique répétitive, le recours à un cérémonial immuable, l’“œuvre” se comprenant ici au sens classique de l’opus32, de l’accomplissement en acte. Le résultat obtenu n’a guère d’intérêt, l’essentiel reste le geste accompli.

Entre les tenants du Faire répétitif, Lucas L’Hermitte représente sans conteste l’un des artistes les plus rigoristes. Les matériaux auxquels recourt L’Hermitte. 160 L’Extrême Contemporain de l’Art, Fortune et Babélisation limités à trois, lui sont tout au plus des outils : un tampon d’ouate, du noir de méthylène, un panneau de polyester. La confection de l’œuvre résulte du même geste intangible. L’artiste, dans un premier temps, imbibe la surface du panneau de polyester de manière uniforme. Le même exercice est repris le lendemain, parfois plusieurs jours durant, avec ce principe : retrouver le geste exact de la séance inaugurale et obtenir un panneau du même ton que le premier panneau mis en chantier. Observée à la hâte, dans l’ignorance du processus ayant présidé à son élaboration, chaque œuvre prend l’apparence d’un monochrome gris. L’œuvre, pourtant, figure une “mémoire” : mémoire d’un geste méticuleux, mémoire encore (le mode suivi par Roman Opalka) d’une obsession exercée contre la conspiration lancinante de la mort, métaphore de l’éternité.

Un peintre de démarche tel que Jacques Coulais, dans une semblable logique, déclare ne concevoir la peinture que comme événement, comme aventure immédiate à vivre dans un rapport d’extrême tension intime avec l’objet tableau. L’acte de peindre, sur le modèle de la méditation zen, aura pour visée l’accession à un état d’oubli total : “faire de la peinture un événement, relève Jacques Coulais, c’est affirmer au moins deux choses : l’art, d’abord, est une action ; ensuite, cette action n’est pas un geste stérile, ou un acte de perdition (…).

L’acte de peindre a toujours pour quête l’opportunité que l’acte créatif octroie de refonder la réalité, d’aller hors d’elle, plus loin (…) Je considère que la peinture est une opération en rapport avec l’extase” 33. Conformément au modèle forgé par Klee, les œuvres de Coulais n’ont d’intérêt que comme marche erratique mais graduée à la forme. Ce que l’on y voit après coup, dans la froideur de l’œuvre achevée, n’a d’importance qu’anecdotique : signes aux allures d’idéogrammes, illisibles, tracés et reprises que rien ne paraît devoir justifier, ni volonté structurante ni souci d’équilibre. La liberté graphique apparente dont les toiles font état — à l’instar de l’écriture plastique propre à Cy Twombly, à Brice Marden ou à certains travaux élémentaires de Martin Barré 65-a, par exemple, pour ce dernier) — résulte en fait d’une érotique de la réalisation, d’un échange unique, non partageable, entre artiste et tableau.